Atelier d’écriture : HisToiRe PouR TouS

Les racines du changement

Un bruit sourd, un coup de métal sur du bois mouillés.

Je tombe.

 

Je suis couché, mon corps immobile, j’entends les battements espacés de mon cœur. J’ai froid aux mains, aux pieds. Mes paupières sont baissées, impossible de les ouvrir. Je suis fatigué. Je dors.

 

Un bruit diffus, des oiseaux, un ruisseau…

 

J’ouvre les yeux difficilement, et vois un entrelac tordu de traits, une dentelle noire sur fond de lumière. Je respire un air frais et tonique. Je tourne la tête, regarde mon environnement  : la forêt.

 

Courbaturé de ce sol humide et parsemé d’épines de sapin, je me lève, mon corps est endolori : depuis combien de temps suis-je ici ? Comment suis-je arrivé là ? Mes souvenirs sont confus.

 

Albert, Jacques…oui ça me revient lentement : nous étions au travail, coupant ensemble cet arbre centenaire énorme et magnifique. Je suis un solide bûcheron, un des meilleurs de mon groupe. Je pense bien passer chef d’équipe dans deux ou trois ans quand l’ancien devra poser sa hache.Les dangers sont nombreux, il faut de la force et  de l’agilité pour tenir le coup. L’ancien laissera sa place bientôt : dans ce métier, soit on arrête à temps, soit on se fait avoir par la forêt.

 

J’ai mal partout à cause du sol dur et plein de racines. Quand il m’est arrivé de devoir dormir à l’extérieur, habituellement j’ai toujours eu la présence d’esprit de me faire un douillet lit de feuilles, et de choisir un coin plat et abrité. Où avais-je la tête ?

 

Un souvenir confu…l’arbre commence à céder, ma hache positionnée dans la fente, ma cheville coincée par cette racine : c’est ça, il y a eu un accident !

 

J’ai dû perdre conscience un moment. Mais où sont-ils tous partis ? Je ne vois pas mon matériel ni aucune trace de mes collègues.Je vais retourner au village, il n’y a que ça à faire de toute façon.

 

A mesure que j’avance entre les arbres et escalade des petites pentes, ma démarche devient plus aisée et je me réchauffe. J’ai l’impression que je n’avais plus bougé depuis une éternité.

 

J’approche de l’orée du bois. Autour de moi, tout est familier, et pourtant..quelque chose me dérange. A mesure que je sors de la forêt et approche des habitations, j’identifie mon malaise : tout a changé !

 

Les maisons ne sont pas en pierres et en poutres, les chemins ne sont pas de cailloux et de terre battue : tout est lisse, la route est si plate ! Une habitation : elle est peinte en rose, son jardin est parsemé de ce qui me semble être des… pélicans et un moulin à vent miniature. Je ne sais pas à quoi ça sert ! Quelques voitures passent : ce sont des bolides énormes aux carrosserie de couleur criardes!

 

Un garçon arrive dans ma direction, marchant le long de la route. Il porte un pullover à capuche rouge vif, des fils blancs sortent de ses oreilles. Arrivé à ma hauteur, il ne semble pas me voir ou m’entendre. Je lui touche l’épaule, lui demande où nous sommes.

 

Il enlève les fils de ses oreilles, et me donne le nom du village le plus proche : c’est bien chez moi.

 

Je pense à haute voix :

 

- qu’est-ce qui m’arrive, tout a changé, je délire !

 

Il me regarde en s’interrogeant et fini par parler d’un air légèrement amusé mais mesuré. Il faut dire qu’avec ma carrure de bûcheron il est rare qu’on ose se moquer de moi:

 

-          Euh…vous ressemblez aux photos de mon grand-père avec ce look…mais si vous avez besoin d’aide allez voir au village…

 

La remarque du gamin me fait l’effet d’une gifle :je crois que je dois accepter d’envisager une des réponses les plus incongrues, on dirait bien que j’ai changé d’époque !

 

Mon esprit s’affole, je sens mon sang battre à mes tempes. Mais un sentiment supérieur me calme ; depuis toujours j’ai été intéressé par la vie, son déroulement, ses mystères. Je décide de tirer le meilleur de cette situation et je veux comprendre. Il faut aller au village et trouver des repères.

 

J’embarque le gamin en le tirant gentiment par son gros pullover rouge. Il est un peu choqué mais me suit en trébuchant : on ne contrarie pas un homme de ma stature, j’en ai bien l’habitude.

 

En direction du village je fais parler le gamin. J’apprend que nous vivons l’an 2012, que les fils blancs dans ses oreilles diffusent de la musique, et que la façon de s’exprimer a bien changé en un siècle.

 

Un siècle, 100 ans, oui c’est donc exactement le laps de temps qui s’est littéralement évaporé pour moi! Je suis né en 1877, et suis sencé vivre ma 35e année, les pieds bien ancrés en 1912, ma femme et mes 3 enfants comptant sur moi pour leur apporter leur pain jour après jour !

 

Nous approchons. Vers l’entrée du village, non loin de la petite église qui est toujours la même, il se tient là, le même cimetière qui a accueilli le corps de mes parents, d’un petit frère mort né, et de beaucoup de mes ancêtres.

J’avance, n’osant réfléchir aux noms que je vais trouver sur les tombes.

 

La gamin ne me suit pas, il m’observe depuis la petite grille, un peu mal à l’aise de cet endroit. mais aussi intrigué de mon manège

 

Je vais de tombes en tombes. Beaucoup sont récentes, aussi lisses et parfaites que la maison rose au jardinet rempli de moulins et d’oiseaux bizarres.

 

Je repère un coin aux stèles taillées avec soin, foncées et usées par les années, aux noms et épitaphes gravées en lettres gracieuses.

Les dates s’approchent de mon époque…je ne retrouve pas la tombe de mes parents, trop ancienne probablement. Mais je reconnais celle que je redoutais et espérais voir en même temps :

 

Jamis Walder – 1877 1912.

 

Oui, je suis…mort ! Et pourtant je suis là, regardant cette gravure impassible, ma propre tombe,

 

Le vent souffle un peu plus fort dans mes cheveux, les graviers crissent sous mon poids, j’entend des cris d’enfants plus loin dans le village. Je vis, je vois le monde autour de moi, tellement réel et en même temps absurdement changé !

 

Je ne peux réprimer un sanglot. Ma famille me manque. Je les ai bien vus pour la dernière fois ce matin, mon petit Antoine, mon brave Pierre, Anne et ma douce Armèle! Et maintenant, je ne suis plus là pour eux.  Nous sommes séparés par un siècle !

 

Je continue de marcher et trouve la stèle d’Antoine. Je peux imaginer le cours de sa vie  1904-1981« A notre cher père et mari  »  Mon fils a fondé une famille, et vécu sa vie au village, plus longtemps que moi. Je pensais que la mort nous réunirait : mais il semblerait que je ne disparaisse pas du tableau de la vie si facilement.

 

Il doit bien y avoir un sens à tout cela, qu’est-ce que je fais ici ?

Mon accident était mortel, j’en ai la preuve. Et pourtant, je suis bien là. J’ai donc droit à une seconde vie ?

 

Je sors et retrouve le gamin, qui a dû hésiter à me faire faut bond mais est finalement resté. Je n’ai plus vraiment besoin de lui, mais sa présence me réconforte un peu.

 

Je le questionne sur les familles du village, les vieux, le passé…il ne sait pas grand chose. Je met le garçon dans la confidence, et lui explique ce qui m’arrive. Mon histoire le laisse incrédule, mais je lui inspire confiance. Me voyant seul et démuni Kevin tient à m’aider et m’accueille chez lui dans sa famille, avec qui je fais connaissance.

 

Passée la stupeur et l’incrédulité, certains me croient face à des indices clairs. Beaucoup me pensent juste doucement fous. Toujours est-il que nous parlons des heures, on apprend à se connaître.

 

Je sens que de notre échange pourra naître quelque chose, peut-être que ma deuxième vie ici a un sens important ? Peut-être que ma vision d’un autre temps peut leur donner un nouvel espoir, leur montrer ce qu’était la vie il y a 100 ans?

 

Je passe quelques semaines à vivre avec eux, à me renseigner en lisant l’histoire du siècle grâce à la petite bibliothèque du village, à regarder des documentaires, des films.

Je profite aussi du confort cotonneux d’un foyer du 21e siècle, son canapé moelleux, sa télévision pleine d’émissions absurdes et divertissantes, à la nourriture abondante et  surprenante, aux goûts me paraissants bien fades. Le riz et le blé sont blancs et me nourrissent pour très peu de temps par exmeple. Les légumes sont beaux et colorés mais souvent insipides quand ils ont poussé sous serre à l’autre bout du monde ou hors saison.

 

Cela ne pourra pas durer pour toujours, mais cette période dans cette famille me permet de sentir le monde, ce qu’il est devenu, et d’accumuler énormément d’informations.

 

Ce que j’apprend de l’histoire du siècle me donne des sueurs froide….2 guerres mondiales, l’invention d’une énergie capable de tous faire tout disparaître sur la planète, le développement des technologies et d’une consommation qui apporte le confort à certains et détruit la planète à vitesse grand V !

 

Je remarque tout cela juste en regardant autour de moi : la forêt que je connais si bien, elle ne fourmille plus de tous les animaux que j’étais si habitué à y détecter

Moins d’oiseaux, je ne perçois aucun sanglier, aucun chevreuil…il y en a probablement encore, mais ils doivent avoir la vie dure : l’étendue de la forêt est moindre, entrecoupée de zones d’habitations  aux maisons roses et de routes fréquentées par de gros 4x4. Ces gros véhicules conduits par des citadins aux préoccupations que je ne comprends pas. Tout est loin de la terre et des choses évidentes de la vie.

 

Je vois la suite de ce qui s’était commencé à mon époque déjà : nous bûcherons devions couper le bois pour répondre aux besoins en chauffage de la population, mais aussi pour des entreprises qui en voulaient toujours plus, pour fabriquer en grande quantité. Le commerce avait déjà commencé à nous faire utiliser la nature en aveugles, et là, 100 ans plus tard j’en vois la suite, claire et précise, dans tous les domaines.

 

Malgré la fascination de ce que je vis, ma famille me manque bien sur. Tous les jours je vais au cimentière, où reposent ma femme, mes enfants, et certains de mes descendants. Je vais régulièrement voir ma tombe aussi, signe d’une autre existence, d’un autre temps me concernant. Que serais-je devenu si j’avais continué ma vie à cette époque ?

 

Chef bûcheron, probablement. J’aurais continué la coupe intensive d’arbres, découvrant plus de moyens de couper vite et bien au fil des évolutions techniques. J’aurais vécu deux guerres, et aurais participé à l’évolution du monde tel qu’il est actuellement

J’en suis maintenant certain, si j’avais l’occasion de retourner au moment de ma disparition, je tenterais quelque chose. Je ne voudrais pas être le témoin et l’acteur de cette évolution du monde.

 

J’ai goûté aux plaisirs de 2012 siècle, et j’ai vu les ravages faits à la nature, j’ai vu le mode de vie confortable mais manquant de sens et de temps du 21e siècle. j’ai fait mon choix.

 

Je me marche jusqu’au lieu où l’accident a eu lieu, il y a plus de 100 ans de ça. Vers l’emplacement de cet arbre magnifique, un arbre qui aurait du traverser les âges et que j’ai coupé avant de mourir moi-même. Je me couche dans un petit tapis de feuilles et m’endors Si seulement je pouvais m’éveiller en 1912, et continuer ma vie sachant ce que je sais.

 

Je tenterais d’influencer le cours des choses à mon niveau, en parlant autour de moi, en changeant ma façon de faire en tant que chef bûcheron, en entrant au conseil de mon village et dans la politique, peut-être en sabotant les plans de certains économistes ? Je traiterait ma femme avec encore plus de respect, ayant vu ce qu’est la vie d’une mère seule, tenant les rôles de mère et de père, travaillant à l’extérieur et à la maison.

 

Quelques temps plus tard, en 2012….

 

Personne ne se souvient clairement de ce qui s’est passé ces dernières semaines, mais on prend moins souvent le 4x4 pour faire deux pâtés de maison, on a envie de manger des légumes de saison, certains fabriquent leurs propres vêtements, une tendance étrange se répand de plus en plus au village…dans d’autres bleds on va finir par nous appeler les Amish, mais ce n’est pas grave, on sait qu’il y a quelque chose d’essentiel dans ces petites actions de bon sens. Et peut-être que les villages voisins vont aussi prendre certains nouvelles habitudes ?

 

Et la forêt…elle n’a pas vraiment changé, mais elle pousse vite, elle semble légèrement plus fournie, plus vivante et folle….et puis il y a cet arbre grand et fort qui tout le monde connaît au village, un arbre qu’on appelle familièrement le vieux sage et dont tous les bûcherons depuis des générations savent qu’on doit le préserver, à l’image d’un certain respect de la vie propre de la forêt, au delà de son utilité pour nous !

 

Un jeune garçon marche le long de la rote, son ipod dans les oreilles, il rêve à son avenir…il se verrait bien travailler dans les bois, comme un de ses amis dont lui seul se souvient, et donc la tombe indique :

 

Jamis Walder – 1877 –1961

« A un visionnaire aimant et généreux »



12/01/2012
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